Paroles de dimanches

La lumière est toujours disponible

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Par André Myre

Paroles de dimanches

6 mars 2024

Crédit photo : Michael & Diane Weidner / Unsplash

Le passage choisi par la Liturgie pour ce dimanche (Jn 3,14-21), tiré de D’après Jean, suit la rencontre de Jésus avec Nicodème, un dirigeant judéen faisant partie du mouvement des Séparés. Le morceau a cependant été déplacé de son contexte original, et il a été rédigé par deux écrivains différents.

Les versets 14-15 sont de la main de l’évangéliste, auteur principal du Livre des signes (ch. 2-12)[1], tandis que les versets 16-21 sont du «rénovateur», un scribe dont la pensée est proche de celui qui a rédigé le prologue de l’évangile (ch. 1). J’ai mis en caractères gras ces deux péricopes dont la première traite de l’Humain, et la seconde du fils.

 

Jn 3,13 Personne n’est monté au ciel si ce n’est l’Humain qui en est descendu. 14 Et tout comme Moïse a élevé le serpent au désert, ainsi faut-il que l’Humain soit élevé,15 pour que quiconque lui fait confiance ait la vie pour toujours.

 

16 Dieu, en effet, s’est tant attaché au monde, qu’il lui a donné le fils, l’unique, pour que quiconque lui fait confiance, loin de périr, ait la vie pour toujours. 17 En effet, si Dieu a envoyé le fils dans le monde, ce n’est pas pour qu’il condamne le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui.

 

18 Qui lui fait confiance n’est pas condamné.  Mais qui ne lui fait pas confiance est déjà condamné, pour ne pas lui avoir fait confiance à lui, l’unique fils de Dieu. 19 La voici donc la condamnation :

La lumière est venue dans le monde, et les humains ont préféré s’attacher aux ténèbres plutôt qu’à la lumière.

C’est que leurs agirs étaient malicieux. 20 En effet, quiconque commet le mal déteste la lumière et ne vient pas vers la lumière de crainte que ses agirs ne soient exposés. 21 Par contre, qui pratique l’authenticité vient vers la lumière, pour qu’il devienne clair que ses agirs sont le fruit de l’agir de Dieu.

 

 

Traduction

 

 

L’Humain (vv 13-14). Littéralement : «Fils de l’homme».

Unique (vv 16.18). Monogenès, en grec, c’est-à-dire «seul engendré».

Sauvé (v 17). Le «salut» johannique s’effectue dans l’Histoire, quand un être humain, secoué par la parole de Jésus, se met à l’écoute de l’attirance qui l’habite et entreprend de marcher sur le chemin de son humanité.

 

Jésus

 

Les expressions «l’Humain» et «faire confiance» font bien partie du vocabulaire de Jésus. Mais le reste de la terminologie des deux morceaux et leur sens sont proprement chrétiens.

 

Jean

 

Il faut remarquer dès le début que, dans le premier morceau, Jésus ne s’exprime pas au «je» mais parle de quelqu’un d’autre. À mesure que l’évangéliste avancera dans la rédaction de son livre, il précisera les liens qu’il voit entre Jésus et l’Humain. Ce qu’il dit ici, tout en restant quelque peu énigmatique, n’est pas très compliqué. L’essentiel, en trois temps, se trouve aux vv 13-14 :

. l’Humain vient du ciel;

. il en est descendu (implicitement : sur terre);

. il y (re) montera ou y sera élevé.

Il y a là quelque chose d’unique puisque «personne» auparavant n’avait effectué un tel parcours (v 13). L’évangéliste s’exprime comme si les lectrices et lecteurs de l’évangile connaissaient cet Humain. Ce qui se disait couramment de lui, à l’époque, c’est qu’il s’agissait d’un personnage, situé dans la dimension de Dieu, qui serait chargé de venir sur les nuages, entouré des messagers divins pour exercer le Jugement de la fin. Un personnage existant dans la dimension de Dieu, ceux et celles qui lisaient le Livre des signes savaient au moins ça de l’Humain.

L’évangéliste, quant à lui, précise les traits du personnage en fonction de ce qu’il en dira dans le reste de son livre. Il voit l’Humain comme étant le communicateur par excellence de Dieu, lequel a eu[2] une trajectoire qui a affecté l’Histoire humaine. Lui, qui avait entendu les messages de Dieu, est parti du ciel, est descendu sur terre et devra (re)monter au ciel ou y être élevé. C’est là une aventure unique. C’est tout ce que l’évangéliste veut dire pour le moment. Il n’est pas encore question d’établir un lien quelconque entre l’Humain et Jésus. Chaque chose en son temps.

Les versets 14-15 ont été accolés un peu artificiellement au v13 (ils ont été attirés là par le thème commun de l’Humain, et le rapprochement de sens entre les verbes «monter» et «élever»). Ils s’appuient sur l’épisode des serpents, au désert, lesquels mordaient à mort les Hébreux, ce qui amena Moïse à trouver un moyen pour les protéger :

 

Nb 21,9 (LXX) Alors Moïse fabriqua un serpent de bronze et il le monta sur un signe. Il arriva donc que, si quelqu’un était mordu par un serpent, il n’avait qu’à regarder le serpent de bronze pour rester en vie.

 

Au désert, il a fallu que Moïse élève ou «monte» le serpent, pour que les malades le regardent et restent en vie. En ce qui concerne l’Humain, son élévation au ciel est la confirmation de son statut de communicateur de Dieu par excellence. On peut donc lui faire confiance, suivre le chemin qu’il a tracé et, ainsi, vivre d’une authentique vie humaine, vie pour toujours (v 15). Dans les deux cas, l’élévation est la condition de la vie. Dans ces versets, il y a un contenu qui attend explication : quel lien existe-t-il entre l’élévation au ciel de l’Humain et celle de Jésus sur la croix? qu’est donc cette vie «pour toujours» dont Jean nous parle ici pour la première fois? La patience est de mise, l’évangéliste, au début de son œuvre, ne pouvant tout dire d’un coup.

 

Le rénovateur

 

Le morceau suivant (vv 16-21) change de thème et passe à celui du «fils unique de Dieu». Littérairement, ces versets sont unis aux précédents par l’expression-crochet «vie pour toujours» (vv 15-16). Le rénovateur avait quelque chose de très important en tête pour les placer là, une intention qui était le fruit de sa compréhension de l’ensemble du Livre des signes. À la suite d’une lecture même superficielle de ce passage, on se rend immédiatement compte de l’étroite parenté qu’il a avec le prologue de l’évangile. Je ne sais si le rénovateur et le rédacteur du prologue étaient une seule et même personne, mais ils étaient proches parents par leur lecture de l’existence humaine.

Le passage traite du fils unique de Dieu. Dans l’évangile de Jean, l’expression ne se trouve que dans le prologue (1,14.18) et dans le présent passage (3,16.18). L’ensemble du texte se trouve être une sorte de commentaire de la parole mise en retrait :

 

3,19 La lumière est venue dans le monde, et les humains ont préféré s’attacher aux ténèbres,

 

elle-même formulation parallèle à celles-ci tirées du prologue :

 

1,5 Et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas acceptée.

9 L’authentique lumière venant dans le monde, c’était celui qui éclaire tout être humain.

10 Il était dans le monde … et le monde ne l’a pas reconnu.

11 Il est venu chez lui, mais les siens ne l’ont pas accueilli.

 

Dans le prologue, le divin fils unique est le Dire de Dieu à l’origine de tout, lumière brillante mais refusée par les ténèbres cosmiques, par le monde humain et par la plupart des enfants d’Abraham. En 3,16-17, même s’il est seulement question d’envoi dans le monde humain, c’est du même fils unique que dans le prologue dont il est question. En effet, même s’il n’est pas explicitement nommé Dire de Dieu, il joue le même rôle que le prologue attribue à ce dernier. Le rénovateur, cependant, tout en s’inscrivant dans la ligne du rédacteur du prologue, a aussi du neuf à dire.

 

1. Le fils a été «donné» au monde par Dieu, à cause de l’attachement de ce dernier pour lui[3] (v 16).

2. L’objectif de l’«envoi» du fils est la vie «pour toujours» (v 16), le salut (v 17).

3. Pour vivre ainsi, à jamais, il faut faire confiance au fils. Or, une telle possibilité de vie s’offre «à tous ceux qui lui font confiance» (v 16). La possibilité de vivre ainsi n’est pas neuve, elle existe depuis que le monde est monde, depuis que le Dire de Dieu s’y exprime (1,9). Vivre authentiquement est depuis toujours à la portée de tout être humain. Il y a là la racine d’une relativisation radicale des prétentions de tous les systèmes, religieux ou pas, à être les passages nécessaires vers la vie. Il faut aussi noter que la vie, dont parle l’auteur, n’est autre que celle qui est disponible maintenant, la vie de tous les jours. Le Jésus qui parle dans ce texte n’annonce pas une nouvelle sorte de vie, qu’il dispenserait à celles et ceux qui lui font confiance, il trace plutôt l’orientation à donner à ses propres forces de vie pour qui fait confiance au Dire, fils unique de Dieu. Cette orientation a toujours été indiquée aux êtres humains, mais peu lui ont fait confiance. C’est encore le cas au temps de l’auteur.

4. Malheureusement, en effet, les humains «ont préféré s’attacher aux ténèbres» (v 19), plutôt que faire confiance au fils unique de Dieu, et tous ceux qui ont fait ce choix sont condamnés (v 18). Ils n’atteindront jamais la cible de la vie.

5. À la fin l’auteur explique ce qu’il entend par «vie pour toujours» et «salut» d’un côté, et condamnation de l’autre. Tout repose sur le choix de l’agir, lequel conditionne la sorte d’êtres humains que l’on devient. Reconnaissance d’authenticité ou condamnation ne sont pas des jugements de valeur prononcés par une autorité extérieure. Ce ne sont que des mises à nu de la vérité des êtres. Le Sens ou le non-sens sont dévoilés à chaque moment du cours de l’Histoire, à l’intérieur des orientations de vie que se donnent les humains. Si je me suis mal orienté dans la vie, je ne veux pas faire la lumière sur moi pour ne pas me voir tel que je suis (v 20). Je suis donc l’auteur de ma propre condamnation à poursuivre ma vie d’esclave. Par contre, si je suis un être humain authentique, je me dirige vers la lumière, parce que je veux voir clair et me laisser dynamiser par le Dieu vivant (v 21). Il n’y a pas d’autre jugement à attendre que celui-là.

Le prologue et les versets 16-21 partagent manifestement la même lecture du réel, ils ont la même vision de Dieu, et font la même analyse de la réalité humaine. Le prologue est une grande fresque qui englobe la trajectoire du cosmos et de l’Histoire, tandis que les vv 16-21 se concentrent sur le drame de la vie humaine. Le Jésus du Livre des signes a à peine commencé à agir et à parler qu’il a obligé le système à réagir, d’un refus parfois brutal, parfois poli. À la fin du ch.3, le besoin d’une pause explicative s’est fait sentir. Que se passe-t-il donc? Jésus offre lui-même les lignes de réponse qui seront creusées dans le reste du Livre des signes. À travers lui, les rédacteurs de l’évangile cherchent à faire comprendre à leur communauté quelque chose d’important, à la fois sur lui et sur leur situation de foi. Ils orientent leurs lectrices et lecteurs «vers la lumière», pour que tout «devienne clair» (v 21)[4].

 

Ligne de sens

 

Trois points de réflexion s’imposent sur la ligne du sens tracé par le texte johannique.

1. Le premier est de l’ordre du fond de scène, d’une lecture de la réalité à l’intérieur de laquelle les humains vivent leur vie. Le paysage est très sombre et l’a toujours été. La terre n’a jamais été un jardin paradisiaque travaillé par une humanité unie et écoresponsable. Conflits d’intérêts et guerres sont de toujours. Injustices et oppressions aussi. La direction vers la cible du devenir humain a toujours été brouillée. Quand un peuple se l’est fait indiquer, il l’a perdue de vue. Quand un homme l’a clairement pointée du doigt, on l’a assassiné. Et quand un seigneur ressuscité a voulu prendre la relève, on l’a poliment prié de rester tranquille dans son ciel, l’urgence étant de mettre sur pied une Patente qui soit une, sainte, catholique, apostolique, sacerdotale, immuable, immunisée contre l’erreur, indestructible et, bien sûr, trop lourde pour être en état de marche. Le Sens n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais accueilli. C’est là le fond de scène de l’appel à la foi, la lecture de la réalité qui nous est proposée par D’après Jean. À chacune et chacun de voir si, à son avis, c’est vrai ou pas, trop radical ou pas, manquant de nuances ou pas, méritant d’être dit sur un autre ton ou pas.

2. Le deuxième point mérite particulièrement d’être souligné. Le Livre des signes a le sens du présent et du réel. L’important, pour lui, c’est que les humains apprennent à vivre, tout de suite, ici-bas. Jésus a montré comment, reste à le faire. La «vie pour toujours» n’est pas une affaire surnaturelle, une donnée divine offerte à des élites religieuses, un salut à vivre dans un Au-delà futur. La «vie pour toujours», elle ne commencera pas plus tard, elle existe maintenant, c’est la mienne, celle que je vis avec les miens, en cherchant à devenir le plus humain possible. C’est ma vie dans tout ce qu’elle a de concret. C’est elle qui existera «pour toujours» si elle est présentement alignée sur Jésus, et le reste. Il n’y en a pas d’autre. C’est elle, ma petite vie, ma pauvre vie, ma vraie vie, ma grande vie qui passera vivante à travers la mort. En tout cas, c’est ce que me dit le Livre des signes, mais est-il digne de confiance?

3. Le troisième point sur la ligne est de l’ordre du «signe». Les mots johanniques tels que «Sens, Humain, fils, vie» pointent vers un ordre de réalité qui échappe à l’expérience. Ils cherchent à crever notre bulle d’inconscience et d’illusion. Il y a plus que l’observation sensible. Le cosmos et l’humanité dedans ne sont pas que le produit d’un Big Bang dont le destin est une mort définitive dans le froid et le noir absolus. Au cœur de la réalité concrète se trouve une dimension sensée, signifiante, puissante, vivante, intelligente, libre, amoureuse. Et moi-même, je suis plus que ce que je comprends de moi. Jusqu’ici, je n’ai réussi à faire sortir qu’une partie de moi du fond de moi; je ne comprends que quelques aspects de moi; je n’ai que de pauvres mots pour les dire, et je peine à les traduire en gestes, ne pouvant même pas intuitionner ce qu’aura signifié ma vie pour celles et ceux avec lesquels j’aurai été en contact, et, à travers eux, pour l’humanité dans sa globalité. Je vis ma petite vie dans mon petit milieu, posant une foule de petits gestes dont j’ignore totalement la portée et le sens. Le Livre des signes m’appelle à ne pas rester enfermé dans ma bulle, et me pousse à me voir autrement dans un cosmos et une humanité qui ont du sens. À moi de réfléchir pour voir si tout cela a du Sens.

 

Notes :

 

[1] Bien que la Liturgie ait laissé de côté le v 13, sans doute jugé trop énigmatique, je l’ai conservé parce qu’il est un élément essentiel du morceau.

[2] Le verbe «descendre» est au passé, signe que le verset 13 est un morceau d’instruction chrétienne, portant sur les liens entre l’Humain et Jésus, rédigé plus ou moins longtemps après la mort de ce dernier. Le Livre des signes et la source Q témoignent du fait qu’en Galilée, la catégorie de l’Humain était la préférée pour exprimer le sens de l’événement Jésus, soit l’équivalent de ce que signifiaient la résurrection et la seigneurie aux yeux des judéo-chrétiens de Jérusalem et du reste du christianisme naissant.

[3] L’amour de Dieu pour le monde n’est mentionné qu’ici dans le Livre des signes. C’est une manifestation de l’originalité du rédacteur du prologue et du rénovateur à l’intérieur du groupe des scribes responsables du livre.

[4] Les vv 16-21 sont une parfaite illustration de ce que signifie l’inculturation de la foi. À première vue, c’est Jésus qui parle, à juste titre, d’ailleurs, parce que, sans lui, ces versets n’auraient jamais été rédigés. Mais, dans les paroles qu’il prononce, on entend l’écho de la voix du partisan par excellence qui l’a connu et aimé, on voit le travail de l’évangéliste qui actualise les prises de position de Jésus pour sa communauté, on découvre l’effort du rénovateur pour adapter la pensée de l’évangéliste à des temps nouveaux, en ouvrant le Sens de la vie de Jésus sur l’ensemble de l’histoire humaine. La parole du Nazaréen serait restée lettre morte si ses partisans ne se l’étaient pas appropriée afin qu’elle vive «pour toujours» chez celles et ceux qui lui font confiance.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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